CHAPITRE VII
Elle me dit :
— Mon mari n’a pas l’air d’être là, monsieur Dufferin. Il vaut mieux, je crois, que vous partiez, quand vous aurez fini votre verre…
Je m’approchai d’elle. Elle s’appuyait au bar et ses cheveux mouillés prenaient une teinte de miel dans la lumière. Elle braqua sur moi ses yeux topaze, avec le même air étrange :
— Seriez-vous malade, monsieur Dufferin ?
— Non, ne vous inquiétez pas. Mais je boirai ce verre plus lentement.
— Prenez tout votre temps dans les limites raisonnables. Mais je vous préviens : ne cherchez pas à me faire la cour – j’en mourrais d’ennui. Et quand je m’ennuie, je deviens méchante. Si vous acceptez ces conditions, nous pourrions continuer à bavarder. Vous disiez… Benvenuto Cellini… ?
— Oui… la Renaissance. L’art florentin.
— Je vous remercie, je me le rappelais vaguement. J’ai lu cette biographie fantaisiste deux fois. C’est exactement ce qui doit plaire à mon mari. Vous allez lui faire un rôle sur mesure ?
— Je l’espère. Il faudrait que je tienne compte de ce qu’il a déjà imaginé lui-même.
Je posai mon verre pour prendre un des vieux scripts dans la bibliothèque. Une écriture hardie couvrait les pages. « Souffler la fumée de la cigarette… » « Mouvement lent découvrant le profil gauche, paupières mi-closes… » « Les yeux au sol, la bouche tragique… » « Gros plan indispensable pour traduire angoisse… » Cela ne ressemblait nullement à l’écriture de la liste de distribution.
— C’est votre mari, qui a annoté ça, madame Kevin ? Demandai-je.
— Oui. (Sa lèvre se retroussa légèrement.) Il y a des années de ça, bien sûr, puisqu’il n’a rien fait ces derniers temps. (Elle se redressa. Une voiture roulait dans l’allée.) Ce doit être lui, dit-elle. Maintenant, si vous voulez, je vous offre un autre verre… (Elle passa dans le hall.)
Il y eut quelques instants de silence. La porte d’entrée s’ouvrit et se referma.
— Pourquoi, mais pourquoi, pourquoi as-tu voulu t’en mêler ? criait la fille d’une voix aiguë.
— Calme-toi, Gloria. Assez de comédie. Nous ne sommes pas seules.
— Qu’est-ce que cela peut me faire ? Je m’en fiche. Pourquoi as-tu été fourrer ton nez dans mes affaires ? Il m’a renvoyée ici !
— Vraiment ? C’est étonnant ! Voilà bien la première fois qu’il fait quelque chose de correct.
— Cesse de te moquer de moi. Il m’aime. C’est le type le plus formidable de la terre !
— C’est un voyou de troisième zone, même pas dégrossi. Et les femmes qu’il aime sont légion. C’est son métier qui veut cela. A moins qu’on ne le considère comme un pauvre désaxé, affligé de toutes les perversions…
_ Tu n’y comprends rien et tu ne comprendras jamais rien, répondit la fille d’une voix soudain calme et digne. Il m’aime profondément. Il me l’a prouvé. Et tu ne peux pas m’empêcher de le voir.
— Je suis ta tutrice légale et tu es mineure. Je ferai appel aux’autorités.
— Essaie seulement !
— Va te coucher, Gloria.
— Non ! Je vais noyer ça dans l’alcool.
Ses talons cliquetèrent sur le parquet du hall. Elle entra dans le salon et se figea, le regard hostile :
— Je vous ai déjà vu, fit-elle d’un ton accusateur. Vous étiez au Top Hat, tout à l’heure. Vous ne seriez pas dans le coup avec Karen ?
Mme Kevin surgit derrière elle :
— Je vous présente ma sœur, Gloria Mason, expliqua-t-elle d’un ton sec. Voici M. Alan Dufferin, le scénariste.
— Alan Dufferin ? (Elle écarquilla les yeux. Puis elle sourit, soudain et s’avança, la main tendue, avec la voix de Hepburn à ses débuts.) Je suis follement contente de vous connaître, monsieur Dufferin. Navrée de vous avoir fait assister à cette explication familiale. Vous avez tout entendu, je pense ?
— Bien malgré moi.
— Kafen croit agir pour le mieux – cette chère âme – mais elle ne sait pas ce qu’elle dit. Elle s’imagine qu’il me faut une tutelle.
— Et elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’ennuyer M. Dufferin avec ces détails, intervint Mme Kevin.
— Pourquoi pas ? C’est un homme de lettres. Cela l’intéressera. Je n’ai pas à en rougir. Voyez-vous, Alan, il se trouve que je suis amie avec Frankie Frascatti. C’est un ancien truand, mais, pour l’amour de moi, il mène maintenant une vie exemplaire ! Seulement, ma sœur ne veut pas lui faire confiance. Elle s’imagine qu’il guigne mon argent. Mais, bon sang ! Frankie en gagne tellement au Top Ha qu’il pourrait prendre sa retraite dès aujourd’hui, s’il le voulait.
Elle se tourna vers sa sœur :
— Ce n’est pas la première fois que tu es allée le voir !
— C’est lui qui te l’a dit ?
— Je l’ai deviné. C’est pour ça qu’il prend tant de précautions quand on se retrouve.
— Petite idiote ! Il prend des précautions parce qu’il ne veut pas que ses clientes connaissent ton existence.
— Je te défends de dire ça !
— Ça suffit ! Cela n’intéresse pas M. Dufferin et je suis très fatiguée. Monsieur Dufferin, avez-vous l’intention d’attendre mon mari ?
— Je ne crois pas. Il est déjà tard.
— Ne partez pas, Alan. (La jeune fille se mélangeait un whisky bien tassé, en l’agitant vigoureusement avec un Moser.) Restez ! Vous me parlerez de cinéma. De vos films. Vous savez, vous êtes, à mon avis, l’un des meilleurs scénaristes qu’on ait connu sur la place. J’ai vu l’Amour caché et Sombre Nuit, c’était merveilleux. Absolument sensationnel. Vous ne voulez vraiment plus faire de films ?
— Mais si, dis-je.
— Bien sûr que si. Tout le monde veut faire des films.
Ses yeux étincelaient. Elle rejeta soudain la tête, les bras le long du corps, paumes ouvertes, prenant la pose artificielle qu’ont toutes les petites filles, obsédées par quelque lointain succès, à la fête de l’école. Elle déclara :
— Je donnerais ma vie pour tourner dans un film. Un seul suffira à me faire connaître. Et je garderai mon vrai nom, Alan, parce que Gloria Mason, cela sonne bien, vous ne trouvez pas ?
— C’est très joli, dis-je.
Elle ressemblait à toutes les gosses qui patientaient dans l’antichambre de Bertha. Elle ressemblait à toutes les gosses prise de la fièvre du cinéma. Elle ressemblait à ma femme.
Elle me dit :
— Si seulement je pouvais persuader quelqu’un d’écrire un rôle pour moi…
— Gloria, M. Dufferin a entendu cette chanson des milliers de fois. Nous l’avons tous entendue, et elle nous ennuie. Disons-nous bonsoir et allons au lit.
— Tu n’attends pas Barry ?
_ Non. Monsieur Dufferin, la pluie paraît s’apaiser.
— Oui, je m’en vais.
Je me dirigeai machinalement vers la porte-fenêtre.
— Vous allez salir vos chaussures par-là, dit Gloria Mason, en regardant mes pieds. Mais je vois que vous avez déjà ramassé de la boue, alors cela n’a pas d’importance. Quand vous revoit-on, Alan ?
— Bientôt, je pense, dit sa sœur. Ce monsieur et Barry discutent d’un projet de film, paraît-il.
— Comment ? Comment ? (La jeune fille porta les deux mains à sa poitrine.) Oh ! Alan, cher Alan ! Il y aura un rôle pour moi ?
— C’est M. Kevin qui en décidera…
— Tu n’as qu’à le convaincre, Gloria. Cela te fera, peut-être, rester un peu à la maison. Bonne nuit, monsieur Dufferin.
La jeune fille m’accompagna jusqu’au bout du hall.
— Bonne nuit, Alan.
— Bonne nuit.
La pluie ralentissait. Quand je parvins à Hollywood, elle avait tout à fait cessé. Il était plus de minuit et je filai tout droit à Los Olmos. Je laissai la voiture dans la rue, car le garage de mon beau-frère n’avait qu’une place, et pénétrai ans la maison.
Assis dans un fauteuil, Chester tenait dans ses bras Johnny qui dormait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Demandai-je. Il est malade ?
— Chut ! (Il fit une moue rassurante.) Un petit mal de ventre, ou quelque chose comme ça, murmura-t-il. Il s’est mis à pleurer, là-haut, alors je n’ai pas voulu qu’il réveille Fay.
— Je vais le prendre, dis-je.
— Il pourrait se réveiller et recommencer. Je vais le tarder encore un moment et, ensuite, je le remettrai au lit.
Je remarquai qu’il resserrait son étreinte. Nous nous regardâmes par-dessus la tête de mon fils endormi, sans aucune sympathie. Je lui dis :
— Comme vous voudrez. Je monte. Et je les quittai.